En six ans, les jours où je n’avais pas pensé à Lukas avait été rare. On dit qu’on oublie jamais le premier amour et je crois bien que les gens disent la vérité. Je crois que ce qui avait rendu son oubli difficile était le fait qu’il ne m’ait même pas donnée de raisons à son départ. Il a foutu le camp, glissant une lettre sous ma porte d’entrée. Il avait beau l’avoir clôturée avec un « Je t’aime, Callie », c’était à ni rien comprendre. J’avais demandé à Beth si elle comprenait son geste. Si quelqu’un était bien censé le comprendre, c’était elle puisqu’elle était sa jumelle. Mais non, elle non plus n’avait pas compris. Je peux vous dire que j’en ai passé des nuits à pleurer, à attendre rien qu’un appel de sa part, à espérer son retour. Pendant un an, je m’étais jurée que je le reprendrai sans demander quoi que ce soit. Mais trois années s’étaient passées et je n’étais plus la même. Je m’étais mariée et après un an et demi, j’étais en instance de divorce. C’était à croire que ma vie n’était parsemée que d’échecs.

A cette heure-ci, j’étais encore au travail. J’avais beau avoir perdu la danse, j’étais heureuse en tant qu’institutrice pour des maternelles. Leurs sourires, leurs questions idiotes, les dix secondes minimum qu’ils passaient à bouder par jour… J’avais pris goût à cela et je ne me voyais clairement plus sans m’occuper de petits bouts de choux. La perte de ma meilleure amie était une énième épreuve difficile dans ma vie. Cela ne faisait qu’un mois qu’elle était décédée, la douleur restait aussi vive qu’au premier jour mais il fallait faire avec. Je me rattachais à ce qu’il me restait d’elle, à savoir son fils Matt qui était l’un de mes élèves. Il m’appelait Tata. Après tout, quand je n’étais pas à l’école, j’étais souvent fourrée avec eux donc ceci expliquait cela. Depuis que c’était Lukas qui s’occupait de lui, je me faisais discrète. Je ne lui rendais plus visite chez lui, je ne l’accompagnais plus jusqu’au portail de l’école. J’avais tout bonnement changé mes habitudes pour me protéger. De quoi ? De mes douleurs passées que j’avais mis tant de temps à panser. La sonnerie ne tarda pas à retentir. « Doucement, les enfants. N’oubliez pas : ne courrez pas dans les couloirs ! Allez, bonne soirée et soyez sages à la maison. » Le petit Matt vint me voir. Il me tendit une feuille de papier sur laquelle il avait dessiné. « Tiens, tata Callie. C’est Maman, Tonton Lukas, toi et moi. » Je lui souris et mis ses cheveux en pagaille en lui tapotant légèrement la tête. Il grimaça car il n’aimait pas cela puis quitta la classe. J’avais envie de pleurer mais je parvins à me retenir par respect pour Beth qui m’aurait sans aucun doute étripée. J’entrepris de faire le tour de la salle de classe afin de récupérer tous les livrets de musique que les élèves avaient laissé sur leur table. Je les repris tous afin de les ranger dans la grande bibliothèque qui masquait les murs de la classe. J’aimais cette odeur âcre de craie qui embaumait la pièce. Alors que je fermai les yeux pour m’imprégner de l’ambiance de la classe, une voix familière se fit entendre. « Salut. » Comment pouvait-il oser ? La dernière chose que je voulais, c’était de le voir. Déjà à l’enterrement, c’était une épreuve mais là, il venait carrèment me provoquer sur mon terrain. Lui tournant le dos, je regagnai mon bureau afin d’y récupérer mon cartable. « Qu’est-ce que tu fous là ? T’as rien à faire ici. Tu devrais plutôt être en train de t’occuper de Matt. » Ma voix était pleine de sarcasmes. J’étais terriblement mal à l’aise car tous les souvenirs revenaient à la surface. Alors que j’avais les yeux ouverts, j’eus le flash de notre premier baiser. Je secouai légèrement la tête, je refusai de faire face à cela. Mon sac à la main, je me dirigeai vers la porte où il me bloqua la sortie.